Choix des éléments |
Programmes, sélection des notions et des exercices
P 155 : « Le fait de sélectionner certains éléments et de les présenter à l’auditoire, implique déjà leur importance et leur pertinence dans le débat. En effet, pareil choix accorde à ces éléments une présence, qui est un facteur essentiel de l’argumentation, beaucoup trop négligé d’ailleurs dans les conceptions rationalistes du raisonnement. »P 160 : « Nous tenons à l’aspect technique de cette notion qui mène à la conclusion inévitable que toute argumentation est sélective. Elle choisit les éléments et la façon de les rendre présents. Par là elle s’expose inévitablement au reproche d’être partielle, et donc partiale et tendancieuse. Et c’est un reproche dont il faut tenir compte quand il s’agit d’une argumentation que l’on veut convaincante, c’est-à-dire valable pour l’auditoire universel. »
Interprétation des données
P 161 : « Toute démonstration exige l’univocité des éléments sur lesquels elle se fonde. Ces derniers sont censés être compris par tous de la même façon, grâce à des moyens de connaissance que l’on suppose intersubjectifs, et, si ce n’est pas le cas, on réduit artificiellement l’objet du raisonnement aux seuls éléments dont toute ambiguïté semble, en fait, écartée. Ou bien le donné est présenté immédiatement comme clair et significatif, dans une conception rationaliste de la déduction, ou bien l’on ne s’intéresse qu’aux seules formes des signes qui sont censées être perçues par tous de la même façon, sans que le maniement de ces derniers prête à équivoque ; c’est la conception des formalistes modernes. Dans tous ces cas, l’interprétation ne pose aucun problème ou, du moins, les problèmes qu’elle pose sont éliminés de la théorie. Il n’en est pas de même quand il s’agit d’argumentation. »Interprétation du discours
P 165 : « Les études actuelles sur le langage comme moyen de communication sont dominées par les problèmes que pose l’interprétation. On ne s’est jamais autant émerveillé qu’à l’époque contemporaine de ce que quelqu’un pouvait communiquer à autrui quelque chose qui eût, pour l’auditeur, une signification prévisible. On n’a plus considéré l’incompréhension, l’erreur d’interprétation, comme un accident évitable, mais comme la condition même du langage. On n’a plus distingué seulement la lettre et l’esprit pour les opposer, pour soutenir le droit à interpréter autrement que la lettre n’y autorise : on a vu dans la lettre elle-même un mirage qui se dissolvait, en quelque sorte, entre les interprétations possibles. »P 167-168 : « Si l’interprétation d’un texte doit traduire l’ensemble des intentions de son auteur, il faut tenir compte de ce que ce texte comporte souvent une argumentation implicite, qui en constitue l’essentiel.»
P 174-175 : « Le passage univoque du mot à l’idée qu’il représenterait est, aux yeux des anciens théoriciens, un phénomène découlant du bon usage du langage. On suppose en outre que cette idée peut être déterminée avec précision par le recours à d’autres idées, elles-mêmes exprimées par des termes univoques, ou qu’elle peut faire l’objet d’une intuition rationnelle (2). Le langage artificiel des mathématiciens fournit, depuis des siècles, à beaucoup de bons esprits, un idéal de clarté et d’univocité que les langues naturelles, moins élaborées, devraient s’efforcer d’imiter. Toute ambiguïté, toute obscurité, toute confusion sont, dans cette perspective, considérées comme des imperfections, éliminables non seulement en principe, mais encore en fait. L’univocité et la précision de ses termes feraient du langage scientifique l’instrument le meilleur pour les fonctions de démonstration et de vérification, et ce sont ces caractères que l’on voudrait imposer à tout langage. »
P 178 : « Les valeurs admises par l’auditoire, le prestige de l’orateur, le langage même dont il se sert, tous ces éléments sont en constante interaction quand il s’agit de gagner l’adhésion des esprits. La logique formelle a éliminé tous ces problèmes de sa technique démonstrative, grâce à un ensemble de conventions parfaitement fondées dans un domaine du savoir purement théorique. Mais, ce serait s’aveugler et méconnaître certains aspects fondamentaux de la pensée humaine, que d’ignorer l’influence que les besoins de décision et d’action exercent sur le langage et la pensée. »
Clarification et obscurcissement des notions
P 178 : « La nécessité d’un langage univoque, qui domine la pensée scientifique, a fait de la clarté des notions un idéal que l’on croit devoir s’efforcer toujours de réaliser, en oubliant que cette même clarté peut faire obstacle à d’autres fonctions du langage (1). C’est en raison d’ailleurs de cet idéal que l’on s’est occupé, techniquement, de réaliser cette clarification des notions, et, théoriquement, de la décrire, en ne s’occupant pas des occasions et des usages qui provoquent leur obscurcissement, tout comme, dans un jardin bien tenu, on ne se préoccupe pas de la manière dont poussent les mauvaises herbes : on se contente de les arracher. Nous croyons, au contraire, que l’usage des notions et la réglementation de celui-ci en fonction des besoins, doit nous faire comprendre, à la fois, comment les notions se clarifient, s’obscurcissent, et comment parfois la clarification des unes peut entraîner l’obscurcissement des autres. »P 179 : « Il en résulte que, en dehors d’un pur formalisme, les notions ne peuvent rester claires et univoques que par rapport à un domaine d’application connu et déterminé. Une même notion, comme celle de nombre, dont l’usage est parfaitement univoque dans un système formel, cessera d’avoir cette limpidité quand on s’en sert en ontologie. Inversement, une notion éminemment confuse, comme celle de liberté, peut voir certains de ses usages clarifiés dans un système juridique où le statut des hommes libres est défini par opposition à celui des esclaves. Mais notons tout de suite que l’accord sur certains usages clairs d’une notion confuse, s’il rend des services indéniables dans un domaine déterminé, sera inutilisable dans la plupart des cas où la notion confuse était employée auparavant. C’est ce qui résulte nettement d’une analyse comme celle entreprise par Dupréel de la notion de mérite (1). »
P 181 : “ Chaque fois que l’on présente comme élément d’un système bien structuré une notion traditionnellement confuse, le lecteur peut avoir l’impression que l’on vient d’exprimer ce qu’il a toujours pensé, s’il ne possédait pas lui-même de contexte suffisamment précis qui aurait fourni à cette notion certaines de ses déterminations. Mais si ce contexte existait, le lecteur croira plutôt à la trahison, comme c’est le cas des scolastiques indignés par les hardiesses d’un Descartes. »
P 184 : « Tout usage analogique ou métaphorique d’une notion l’obscurcit. En effet, pour qu’il y ait usage analogique, il faut que la notion soit appliquée à un domaine autre que son champ normal d’application et cet usage ne peut donc pas être réglementé et précisé (1). Les usages futurs garderont, qu’on le veuille ou non, de cet usage analogique, une trace qui, n’étant pas nécessairement la même chez tous les usagers, ne peut que rendre la notion plus indéterminée. »