P 352-353 : « Alors que les arguments quasi logiques prétendent à une certaine validité grâce à leur aspect rationnel, qui dérive de leur rapport plus ou moins étroit avec certaines formules logiques ou mathématiques, les arguments fondés sur la structure du réel se servent de celle-ci pour établir une solidarité entre des jugements admis et d’autres que l’on cherche à promouvoir.
Comment se présente cette structure ? Sur quoi est fondée la croyance en son existence ? Ce sont des questions qui ne sont pas censées se poser, aussi longtemps que les accords qui sous-tendent l’argumentation ne soulèvent pas de discussion. L’essentiel est qu’ils paraissent suffisamment assurés pour permettre le développement de l’argumentation. »
a) Les liaisons de succession
Le lien causal et l’argumentation
P 354 : « Parmi les liaisons de succession, le lien causal joue, sans conteste, un rôle essentiel, et dont les effets argumentatifs sont aussi nombreux que variés. Dès l’abord, on voit qu’il doit permettre des argumentations de trois types :
Celles qui tendent à rattacher l’un à l’autre deux événements successifs donnés, au moyen d’un
lien causal ;
Celles qui, un événement étant donné, tendent à déceler l’existence d’une cause qui a pu le
déterminer ;
Celles qui, un événement étant donné, tendent à mettre en évidence l’effet qui doit en résulter.
L’argument pragmatique
P 358 : « Nous appelons argument pragmatique celui qui permet d’apprécier un acte ou un événement en fonction de ses conséquences favorables ou défavorables. Cet argument joue un rôle à tel point essentiel dans l’argumentation, que certains ont voulu y voir le schème unique de la logique des jugements de valeur : pour apprécier un événement il faut se reporter à ses effets. »
P 358-359 : « L’argument pragmatique qui permet d’apprécier quelque chose en fonction de ses conséquences, présentes ou futures, a une importance directe pour l’action (1). Il ne demande, pour être admis par le sens commun, aucune justification. Le point de vue opposé, chaque fois qu’il est défendu , nécessite au contraire une argumentation ; telle l’affirmation que la vérité doit être préconisée, quelles qu’en soient les conséquences, parce qu’elle possède une valeur absolue, indépendante de celles-ci. »
P 359 : « Les conséquences, source de la valeur de l’événement qui les entraîne, peuvent être observées ou simplement prévues, elles peuvent être assurées ou purement hypothétiques ; leur influence , exercera sur la conduite, ou uniquement sur le jugement. La liaison entre une cause et ses conséquences peut être perçue avec tant d’acuité qu’un transfert émotif immédiat, non explicité, s’opère de celles-ci sur celles-là, de telle sorte que l’on croie tenir à quelque chose pour sa valeur propre, alors que ce sont les conséquences qui, en réalité, importent . »
Le lien causal comme rapport d’un fait à sa conséquence ou d’un moyen à une fin
P 365 : « L’ironie consiste parfois à renverser l’interprétation d’un même événement :
Comme les habitants de Tarragone, raconte Quintilien, annonçaient à Auguste qu’un palmier avait poussé sur son autel : « On voit bien, répondit-il, que vous y allumez souvent du feu. »
Auguste interprète les faits non comme un signe miraculeux, mais comme la conséquence d’une
négligence. »
P 367 : « Ce décrochage entre un acte et sa fin normale, au profit de ses conséquences, peut devenir si habituel que le lien ancien passe à l’arrière-plan. La chasse, qui avait pour but de chercher de la nourriture, est devenue avant tout moyen en vue de maintenir certaines distinctions sociales. »
La fin et les moyens
P 368 : « Des fins apparaissent comme désirables, parce que des moyens de les réaliser sont créés ou deviennent facilement accessibles. »
P 369 : « Des fins paraissent d’autant plus souhaitables que leur réalisation est facile. Aussi est-il utile de montrer que si, jusqu’à présent, on n’a pas obtenu de succès, c’est que l’on avait ignoré les bons moyens, ou que l’on avait négligé de s’en servir. Notons, à ce propos, que l’impossible et le difficile ou leurs opposés, le possible et le facile, ne concernent pas toujours l’impossibilité et la difficulté techniques, mais aussi morales, ce qui s’oppose à des exigences, ce qui entraînerait des sacrifices que l’on ne serait pas disposé à assumer. Ces deux points de vue, qu’il est utile de distinguer, ne sont pas, comme l’ont montré les analyses de Sartre (L’être et le néant pp531 et pp562), indépendants l’un de l’autre.
P 373 : « Pour qu’un moyen soit valorisé par la fin, il faut évidemment qu’il soit efficace ; mais ceci ne veut pas dire que ce sera le meilleur. La détermination du meilleur moyen est un problème technique, exigeant la mise en oeuvre de données diverses et le recours à des argumentations de tous genres.
Le moyen qui l’emporte qui demande le moins de sacrifice pour la fin escomptée jouit d’une valeur inhérente, cette fois, à cette supériorité. »
P 374 : « Le danger qu’il peut y avoir à traiter quelque chose comme moyen, se trouve ainsi accru du fait que l’on peut toujours trouver un moyen plus efficace pour un but donné.
La détermination du meilleur moyen dépend évidemment de la définition précise du but poursuivi.
Par ailleurs, celui qui argumente en fonction du meilleur moyen, sera tenté de diviser les problèmes, de façon à éliminer toutes les considérations de valeurs autres que celles relatives à la fin en vue. C’est dans cette voie que s’orientent certaines disciplines techniques. Par contre, le raisonnement journalier peut rarement se prévaloir de pareil schématisme.
Comme la discussion technique au sujet du moyen le meilleur dépend d’un accord sur le but, tantôt on demandera à l’interlocuteur un accord précis relatif à celui-ci, tantôt on attribuera à l’interlocuteur ‘Lin but qu’il n’oserait désavouer et en fonction duquel seront discutés les moyens.
Par ailleurs, si un moyen est reconnu inefficace pour un but proclamé, celui qui tient à ce moyen, celui qui l’utilise, pourra toujours être soupçonné et accusé de rechercher un but inavoué.
L’affirmation de l’inefficacité d’un moyen intéresse donc souvent bien plus la discussion sur les fins que le problème technique du meilleur moyen. »
L’argument du gaspillage
P 375 : « L’argument du gaspillage consiste à dire que, puisque l’on a déjà commencé une oeuvre, accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction. C’est la justification fournie par le banquier qui continue à prêter à son débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer. »
P 376 : « On pourrait rapprocher de cet argument tous ceux qui font état d’une occasion à ne pas rater, d’un moyen qui existe et dont il faut se servir.
On emploiera le même argument pour inciter quelqu’un, doué d’un talent, d’une compétence, d’un don exceptionnel, à l’utiliser dans la plus large mesure possible. »
P 378 : « En sens inverse, on dévalue une action en insistant sur son caractère superfétatoire ; tout ce qui est superfétatoire est, comme tel, déclassé. Alors que l’argument du gaspillage incite à continuer l’action commencée jusqu’à la réussite finale, celui du superfétatoire incite à s’abstenir, un surcroît d’action étant de nul effet. […]
En axiomatique, la recherche de l’indépendance des axiomes se justifie par la même raison : un système est moins élégant s’il contient un axiome superfétatoire. »
L’argument de la direction
P 379 : « il est possible de décomposer la poursuite d’une fin en plusieurs étapes et d’envisager la manière dont la situation se transforme : le point de vue sera à la fois partiel et dynamique. On constate que, bien souvent, il y a intérêt à ne pas confronter l’interlocuteur avec tout l’intervalle qui sépare la situation actuelle de la fin ultime, mais à diviser cet intervalle en sections, en plaçant des jalons intermédiaires, en indiquant des fins partielles dont la réalisation ne provoque pas une aussi forte opposition. En effet, si le passage du point A en C soulève des difficultés, il se petit qu’on puisse ne pas voir d’inconvénient à passer du point A en B, d’où le point C apparaîtra dans une tout autre perspective : appelons cette technique le procédé des étapes. La structure du réel conditionne le choix de celles-ci, mais elle ne l’impose jamais.
L’argument de direction consiste, essentiellement, dans la mise en garde contre l’usage du procédé des étapes : si vous cédez cette fois-ci, vous devrez céder un peu plus la prochaine fois, et Dieu sait où vous allez vous arrêter. Cet argument intervient, d’une façon régulière, dans les négociations entre États, entre représentants patronaux et ouvriers, lorsque l’on ne veut pas paraître céder devant la force, la menace ou le chantage. »
P 379-380 : « Chaque fois qu’un but peut être présenté comme un jalon, une étape dans une certaine direction, l’argument de la direction peut être utilisé. Cet argument répond à la question : où veut-on en venir ? En effet, régulièrement, pour faire admettre une certaine solution, qui semble au premier abord, désagréable, l’on divise le problème. Si l’on veut amener quelqu’un, qui y répugne, à prononcer un discours, à une certaine occasion, on lui montrera d’abord qu’un discours doit être prononcé, et puis on cherchera le meilleur orateur ou, inversement, on lui montrera que, si un discours doit être prononcé, cela ne peut être que par lui, puis, qu’il est indispensable qu’il soit prononcé. »
P 382 : « L’argument de direction, celui de la pente savonneuse, ou du doigt dans l’engrenage, insinue qu’il
n’y aura pas moyen de s’arrêter en chemin. Le plus souvent l’expérience seule du passé permet de
départager, à ce point de vue, les antagonistes. »
P 385 : « L’argument de la direction peut prendre diverses formes l’une de celles-ci est l’argument de la propagation. Il s’agit de mettre en garde contre certains phénomènes qui, par l’intermédiaire de mécanismes naturels ou sociaux auraient tendance à se transmettre de proche en proche, à se multiplier, et à devenir, par cette croissance même, nocifs.
Si le phénomène initial est, lui-même, considéré déjà comme un mal, on aura recours le plus souvent à la notion de contagion.
P 385-386 : « La perspective est toute différente dans l’argument de la vulgarisation. On met en garde contre la propagation qui dévaluerait, en le rendant commun et vulgaire, ce qui est distingué parce que rare, limité, secret. A l’inverse, mais dans une perspective analogue, l’argument de la consolidation met en garde contre les répétitions qui donnent pleine signification et valeur à ce qui n’était qu’ébauche, balbutiement, fantaisie, et qui deviendra mythe, légende, règle de conduite. »
P 386 : « Enfin, il y a une série de variantes de l’argument de direction qui mettent l’accent sur le changement de nature entre les premières étapes et l’aboutissement. Le type peut en être pris dans le sorite grec, où le passage du tas de blé au tas moins un grain, toujours renouvelé, aboutit à ce qui n’est plus un tas. Le changement pourra être interprété comme un véritable changement de nature, ou comme la révélation de la véritable nature des premiers pas. »
P 386 : « Tous ces développements, qu’ils soient marqués par l’idée de contagion, de vulgarisation, de
consolidation, de changement de nature, montrent qu’un phénomène, inséré dans une série
dynamique, acquiert une signification différente de celle qu’il aurait, pris isolément. Cette
signification varie selon le rôle qu’on lui fait jouer dans cette série. »
Le dépassement
P 387 : « À l’encontre de l’argument de direction, qui fait craindre qu’une action ne nous engage dans un engrenage dont on redoute l’aboutissement, les arguments du dépassement insistent sur la possibilité d’aller toujours plus loin dans un certain sens, sans que l’on entrevoie une limite dans cette direction, et cela avec un accroissement continu de valeur. »
P 387-388 : « Ce qui vaut, ce n’est pas de réaliser un certain but, d’arriver à une certaine étape, mais de continuer, de dépasser, de transcender, dans le sens indiqué par deux ou plusieurs jalons.
L’important, n’est pas un but bien défini : chaque situation sert, au contraire, de jalon et de tremplin permettant de poursuivre indéfiniment dans une certaine direction. »
P 392 : « Signalons que les anciens distinguaient souvent deux genres d’hyperboles, considérés comme très différents, l’amplification et l’atténuation. Un exemple de ce dernier genre serait :
Ils n’ont plus que la peau et les os (2)
La litote, elle, est généralement définie par contraste avec l’hyperbole, comme étant une façon de s’exprimer qui semble affaiblir la pensée. L’exemple classique en est « va je ne te hais point » de Chimène (4). Dumarsais cite notamment encore « il n’est pas sot », « Pythagore n’est pas un auteur méprisable », « je ne suis pas difforme ».
Si la litote peut être opposée à l’hyperbole, c’est parce que, pour établir une valeur, elle prend appui en deçà de celle-ci au lieu de le prendre dans le dépassement. »
P 392-393 : « Le plus souvent, la litote s’exprime par une négation. Sans doute est-il des litotes à forme d’assertion, telles « c’est assez bon», lorsque cette expression désigne une valeur très appréciée. Mais c’est dans la litote par négation que nous serions tentés de voir le mécanisme type de cette figure. Le terme mentionné, et repoussé, doit servir de tremplin pour que la pensée prenne la direction voulue. On suggère que ce terme eût pu normalement être admis comme adéquat, dans ces circonstances, et étant donné les informations dont disposait l’auditeur. Chimène affirme qu’elle aurait dû haïr, qu’il eût été normal de haïr, et que son auditeur pourrait le croire. C’est à partir de cette négation du normal que la pensée est dirigée vers d’autres termes. Or le terme repoussé est souvent lui-même une hyperbole. Dans « Pythagore n’est pas un auteur méprisable » l’effet de surprise est causé par cette hyperbole, évoquée pour être aussitôt rejetée. »
P 393 : « Plus encore que l’hyperbole, la litote exige que l’auditeur connaisse un certain nombre de données qui le guideront dans son interprétation. « Il n’est pas sot » peut être pris dans un sens statique ou comme élan vers une direction. D’où l’intérêt qu’il y a à user de litotes basées sur le rejet d’une hyperbole.
Les relations entre ces deux figures sont donc beaucoup plus complexes, pensons-nous, qu’il n’y paraît communément. L’hyperbole aurait souvent pour fonction de préparer la litote, dont, sans elle, l’intention pourrait nous échapper. Cette dernière n’est donc pas toujours, comme on le dit, une confession à mi-voix.
Remarquons, à ce propos, que la litote peut se transformer en ironie, par suppression de la négation. D’un même homme difforme, dont par litote on disait, « ce n’est pas un Adonis » on pourra dire, par ironie « c’est un Adonis ». Dans le premier cas, nous avons un mouvement de la pensée, le long d’une échelle de valeurs, dans l’autre, une confrontation entre une qualification et une réalité perçue. Dans le premier cas, c’est la direction qui domine, dans le second, on ne souhaite pas que l’esprit revienne aussitôt en arrière, mais qu’il constate le ridicule né d’une incompatibilité.
L’hyperbole, souvent involontairement comique, peut produire cet effet d’une façon préméditée. »