« la forme c’est le fond qui fait surface. » Victor Hugo
P 191 : « Nous avons déjà eu l’occasion de signaler, au chapitre précédent, quel rôle éminent il faut attribuer, dans l’argumentation, à la présence, à la mise en évidence, pour leur permettre d’occuper l’avant-plan de la conscience, de certains éléments sur lesquels l’orateur désire centrer l’attention. Avant même d’argumenter à partir de certaines prémisses, il est essentiel que le contenu de celles-ci se détache sur le fond indifférencié des éléments d’accord disponibles : ce choix des prémisses se confond avec leur présentation. Une présentation efficace, qui impressionne la conscience des auditeurs, est essentielle non seulement dans toute argumentation visant à l’action immédiate, mais aussi dans celle qui vise à orienter l’esprit d’une certaine façon, à faire prévaloir certains schèmes interprétatifs, à insérer les éléments d’accord dans un cadre qui les rende significatifs et leur confère la place qui leur revient dans un ensemble. »
Problème techniques de présentation des données
P 193 : « Tout discours est limité dans le temps et il en est pratiquement de même de tout écrit qui s’adresse à des tiers. Que cette limitation soit conventionnellement imposée ou dépende de l’opportunité, de l’attention des auditeurs, de leur intérêt, de la place disponible dans un journal ou une revue, des frais qu’entraîne l’impression d’un texte, la forme du discours ne peut pas ne pas en tenir compte. Le problème général de l’ampleur du discours retentit immédiatement sur la place que l’on accordera à l’exposé des éléments de départ, sur le choix de ceux-ci et la manière dont on les présentera aux auditeurs. Celui qui prononce un discours, visant à la persuasion – contrairement aux exigences d’une démonstration formelle où, en principe, rien ne devrait être sous-entendu, se doit de ménager son temps et l’attention des auditeurs : il est normal qu’il accorde à chaque partie de son exposé une place proportionnelle à l’importance qu’il voudrait lui voir attribuer dans la conscience de ceux qui l’écoutent.
Quand une certaine prémisse est connue de tout le monde, et qu’elle n’est pas en discussion, le fait
de l’énoncer pourrait paraître ridicule. »
Les modalités dans l’expression de la pensée
P 213 : « Les modalités, au sens technique du linguiste sont, admet-on généralement, au nombre de quatre :
l’assertive, l’injonctive, l’interrogative, et l’optative.
La modalité assertive convient à toute argumentation : il n’y a pas lieu d’en parler.
La modalité injonctive s’exprime, dans nos langues, par l’impératif.
Contrairement aux apparences, elle n’a pas de force persuasive tout son pouvoir vient de l’emprise de la personne qui ordonne sur celle qui exécute : c’est un rapport de forces n’impliquant aucune adhésion. Quand la force réelle est absente ou que l’on n’envisage pas son utilisation, l’impératif prend l’accent d’une prière. »
P 214 : « L’interrogatif est un mode dont l’importance rhétorique est considérable. La question suppose un objet, sur lequel elle porte, et suggère qu’il y a un accord sur l’existence de cet objet. Répondre à une question, c’est confirmer cet accord implicite : les dialogues socratiques nous apprennent beaucoup sur l’utilité et les dangers de cette technique dialectique.
P 214-215 : « Les présupposés implicites dans certaines questions, font que la forme interrogative peut être considérée comme un procédé assez hypocrite pour exprimer certaines croyances,. En disant « qu’est-ce qui a bien pu conduire les Allemands à entamer dernièrement tant de guerres ? » on suggère souvent que les réponses qui viendront spontanément à l’esprit devront être rejetées. »
P 215 : « Ajoutons enfin qu’une question peut servir à en rejeter une autre, comme dans ce rêve où A. Gide,
embarrassé pour répondre à la question : « Qu’est-ce que vous pensez de la Russie ? » adopte en
réponse la formule efficace « Pouvez-vous le demander ? » signifiant ainsi que l’accord avec
l’interlocuteur est hors de doute (5). »
À qui le dites-vous ?
P 215 : « La modalité optative est peut-être celle qui se prête le mieux à l’expression des normes. L’action du souhait, par exemple « puisse-t-il réussir », est du même ordre que celle du discours épidictique ; le souhait exprime une approbation, et indirectement une norme ; par là, il se rapproche de l’impératif exprimant une prière, une supplication. »
P 21 : « Nous terminerons ce paragraphe par quelques remarques sur l’usage argumentatif des pronoms,
des articles et du démonstratif. »
Pas de « je », usage constant du « on » et du « nous »
P 220 : « Toutes ces formes de présentation exercent une influence sur ce que les logiciens considèrent comme les modalités : certitude, possibilité, nécessité, d’une affirmation. Bien entendu les adverbes sont-ils normalement aptes à cet usage, mais on voit par les quelques notes qui précèdent que ce serait faire bon marché de la réalité argumentative que de les croire seuls capables d’exprimer ces modalités.
Ce que l’on vise dans l’argumentation c’est moins la précision de certaines modalités logiques attribuées aux affirmations, que les moyens d’obtenir l’adhésion de l’auditoire grâce aux variations dans l’expression de la pensée. »
Forme du discours et communion avec l’auditoire
P 220-221 : « On connaît le rôle que jouent les vocabulaires dans la différenciation des milieux. On sait qu’il existe dans certaines sociétés des langues réservées aux nobles ou aux dieux (1) ; l’usage des termes archaïques, des patois, a une signification le plus souvent particularisante, tantôt dans le sens d’une opposition de classes, tantôt dans celui d’une opposition d’autre nature. La signification de ces divergences tient à ce que, langue réservée ou patois coexistent avec le langage d’un groupe plus large, dont leurs usagers font également partie. Les langages réservés jouent donc un rôle de ségrégation tout différent de celui que jouent les langues de peuples étrangers l’un à
l’autre. »
cf : Langage, maitrise et domination (Dhénin)
Figure de rhétorique et argumentation
P 226 : « Prenons la définition de l’hypotypose (demonstratio) telle que nous la trouvons dans la Rhétorique à Herennius, comme figure «qui expose les choses d’une manière telle que l’affaire semble se dérouler et la chose se passer sous nos yeux » (3). C’est donc une façon de décrire les événements qui les rend présents à notre conscience : peut-on nier son rôle éminent comme facteur de persuasion ? »
P 227 : « Pour nous, qui nous intéressons moins à la légitimation du mode littéraire d’expression qu’aux techniques du discours persuasif, il semble important non pas tant d’étudier le problème des figures dans son ensemble, que de montrer en quoi et comment l’emploi de certaines figures déterminées s’explique par les besoins de l’argumentation.
[…]
Deux caractéristiques semblent indispensables pour qu’il y ait figure : une structure discernable, indépendante du contenu, c’est-à-dire une forme (qu’elle soit, selon la distinction des logiciens modernes, syntaxique, sémantique ou pragmatique) et un emploi qui s’éloigne de la façon normale de s’exprimer et, par là, attire l’attention. L’une de ces exigences au moins se retrouve dans la plupart des définitions des figures proposées au cours des siècles ; l’autre s’y introduit par quelque biais. »
P 229 : « Des formes qui, au premier abord, paraîtront employées de façon inaccoutumée , pourront cependant paraître normales si cet emploi prend sa justification par l’ensemble du discours. Nous considérerons une figure comme argumentative si, entraînant un changement de perspective, son emploi paraît normal par rapport à la nouvelle situation suggérée. Si, par contre, le discours n’entraîne pas l’adhésion de l’auditeur à cette forme argumentative, la figure sera perçue comme ornement, comme figure de style.
[…]
Certaines figures, comme l’allusion, ne se reconnaissent jamais que dans leur contexte, car leur structure n’est ni grammaticale, ni sémantique, mais tient à un rapport avec quelque chose qui n’est pas l’objet immédiat du discours. »
Les figures du choix, de la présence et de la communion
P 233 : « La définition oratoire est une figure du choix, car elle utilise la structure de la définition, non pour fournir le sens d’un mot, mais pour mettre en vedette certains aspects d’une réalité qui risqueraient de rester à l’arrière-plan de la conscience.
Exemple : Fléchier, voulant faire valoir les capacités d’un général, formule sa définition de l’armée, nous dit Baron, de manière que chaque proposition soit une des prémisses d’un syllogisme qui ait pour conclusion : donc il est difficile de commander une armée. »
P 233-234 : « Voici le texte : Qu’est-ce qu’une armée ? C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie ; c’est une troupe d’hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d’un chef …
P 234 : « La périphrase peut jouer le même rôle que la définition oratoire : « les trois déesses infernales qui selon la fable, tissent la trame de nos jours » pour désigner les l’arques, sera perçu comme une périphrase si cette expression ne sert pas à fournir une définition du terme « Parques » mais à le remplacer, ce qui suppose que l’on connaît l’existence du nom auquel on substitue cette expression.
P 234-235 : « Beaucoup de périphrases peuvent s’analyser en termes de figures, telles la synecdoque, la métonymie, dont la fonction n’est pas essentiellement celle du choix (1), encore qu’elles puissent y servir : « les mortels » pour « les hommes » est nue manière d’attirer l’attention sur une caractéristique particulière des hommes. Mentionnons surtout ici, en tant que figure du choix, l’antonomase que Littré définit comme « une sorte de synecdoque qui consiste à prendre un nom commun pour un nom propre ou un nom propre pour un tient commun ». Sous sa première
forme elle vise parfois à éviter de prononcer un nom propre ; mais parfois aussi à qualifier quelqu’un d’une façon utile pour l’argumentation : « les petits-fils de l’Africain » pour « les Gracques », peut tendre à ce but. »
P 240 : « La citation n’est qu’une figure de communion quand elle ne sert pas à ce qui est son rôle normal, appuyer ce que l’on dit par le poids d’une autorité (1).
Maximes et proverbes peuvent, eux aussi, être considérés comme des citations : lorsque leur usage ne semble pas résulter des besoins de l’argumentation, leur contenu passant au second plan, ils seront perçus comme figure ; ils deviennent le signe de l’enracinement dans une culture… »
P 241 : « Le même effet est également obtenu par l’énallage de la personne, le remplacement du « je » ou du « il » par le « tu », qui fait que « l’auditeur se croit voir lui-même au milieu du péril » et qui est figure de présence et de communion. Et aussi par l’énallage du nombre de personnes, le remplacement du « je », du « tu », par le « nous ». C’est celui qu’utilise la mère disant à l’enfant : « Nous allons nous coucher. »