P 499-500 : « Personne n’a nié l’importance de l’analogie dans la conduite de l’intelligence.
Toutefois, reconnue par tous comme un facteur essentiel d’invention, elle a été regardée avec méfiance dès que l’on voulait en faire un moyen de preuve.
[…]
Il nous semble que sa valeur argumentative sera le plus clairement mise en évidence si on envisage l’analogie comme une similitude de structures, dont la formule la plus générale serait : A est à B ce que C est à D. Cette conception de l’analogie se rattache à une tradition très ancienne. Elle n’est point entièrement oubliée,
Ce qui fait l’originalité de l’analogie et ce qui la distingue d’une identité partielle, c’est-à-dire de la notion un peu banale de ressemblance, c’est qu’au lieu d’être un rapport de ressemblance elle est une ressemblance de rapporte. Et ce n’est pas là un simple jeu de mots, le type le plus pur de l’analogie se trouve dans une proportion mathématique. »
P 501 : « Nous souscrivons à ces lignes, sauf sur le dernier point. Si l’étymologie incite à retrouver le prototype de l’analogie dans la proportion mathématique, cette dernière n’est à nos yeux qu’un cas particulier de similitude de rapports et pas du tout le plus significatif. En effet, on n’y voit pas ce qui précisément caractérise, selon nous, l’analogie, et qui a trait à la différence entre les rapports que l’on confronte.
P 501-502 : « Nous proposons d’appeler thème l’ensemble des termes A et B, sur lesquels porte la conclusion (intelligence de l’âme, évidence) et d’appeler phore l’ensemble des termes C et D. Normalement, le phore est mieux connu que le thème dont il doit éclairer la structure, ou établir la valeur, soit valeur d’ensemble, soit valeur respective des termes. Il n’en est cependant pas toujours ainsi.
P 502 : « Il y a, en tout cas, entre thème et phore, une relation asymétrique qui naît de la place qu’ils occupent dans le raisonnement.
En outre, pour qu’il y ait analogie, thème et phore doivent appartenir à des domaines différents : lorsque les deux rapports que l’on confronte appartiennent à un même domaine, et peuvent être subsumés sous une structure commune, l’analogie fait place à un raisonnement par l’exemple ou l’illustration, thème et phore fournissant deux cas particuliers d’une même règle. Aussi, tandis que certains raisonnements se présentent indiscutablement comme des analogies (c’est le cas très souvent lorsque le phore est pris au domaine sensible, le thème au domaine spirituel), d’autres donnent lieu à cet égard à quelque doute. »
Relations entre les termes d’une analogie
P 504 : « En disant que dans toute analogie il y a un rapport entre quatre termes, nous présentons évidemment une vue schématisée des choses. Chacun d’eux peut en effet correspondre à une situation complexe, et c’est même là ce qui caractérise une analogie riche.
Le fait qu’il s’agit de similitude de relations autorise, entre les termes du thème et ceux du phore, des différences aussi importantes que l’on voudra. La nature des termes est, à première vue tout au moins, secondaire.
[…]
Bien que l’analogie-type comporte quatre termes, il arrive assez fréquemment que leur nombre se réduise à trois ; l’un d’entre eux figure deux fois dans le schème, lequel devient : B est à A ce que C est à B.
Mais la distinction des domaines, indispensable pour l’existence de l’analogie, est néanmoins maintenue : car le terme commun, tout en étant formellement le même dans le thème et dans le phore, se dissocie par son usage différencié, qui le rend équivoque. Il était en effet à prévoir que le terme commun, puisque sa place dans le phore et dans le thème le met en relation avec des termes appartenant à deux domaines différents, prenne par le fait même des significations plus ou moins divergentes.
On pourrait en conclure que toute analogie à trois termes peut s’analyser en analogie à quatre termes. Il est bon cependant de distinguer les analogies où phore et thème se mettent en quelque sorte dans le prolongement l’un de l’autre, de celles où l’accent porte plutôt sur le parallélisme entre eux. En effet l’interprétation argumentative pourra en être fort différente. »
P 505-506 : « Deux analogies, empruntées à l’ouvrage de Gilson sur le thomisme, le montreront.
Voici la première :
Lorsqu’un maître instruit son disciple, il faut que la science du maître contienne ce qu’il introduit dans l’âme de son disciple. Or la connaissance naturelle que nous avons des principes nous vient de Dieu, puisque Dieu est l’auteur de notre nature. Ces principes sont donc, eux aussi, contenus dans la sagesse de Dieu. D’où il suit que tout ce qui est contraire à ces principes est contraire à la sagesse divine et, par conséquent, ne saurait venir de Dieu. »
Comme un enfant qui comprend ce qu’il n’aurait pu découvrir, mais u 1 u maître lui enseigne, l’intellect humain s’empare sans peine ‘ une doctrine dont une autorité plus qu’humaine lui garantit la vérité.
Dans les deux cas, nous avons un phore pris au domaine de la vie journalière, celui de l’enseignement ; dans les deux cas, il existe une différence de valeur considérable et entre les termes de chaque domaine et entre les deux domaines envisagés. Mais dans le premier cas, ce n’est pas cette différence qui surtout importe. Aussi percevons-nous plutôt le parallélisme entre les deux relations (la sagesse de Dieu est à la connaissance naturelle comme la science du maître à celle du disciple). Dans le second cas, par contre, les différences de valeur importent avant tout. Et nous percevons plutôt une analogie à trois termes hiérarchisés (l’autorité divine est pour l’intellect humain ce que le maître est pour l’enfant) et cela bien que le terme commun ne soit pas formellement identique «( maître », « intellect humain »). »
P 507 : « L’essentiel, dans une analogie, c’est la confrontation du thème avec le phore ; elle n’implique pas du tout qu’il y ait un rapport préalable entre les termes de l’un et de l’autre. Mais quand il existe un rapport entre A et C, entre B et D, l’analogie se prête à des développements en tous sens qui sont l’un des aspects d’une analogie riche. »
P 507-508 : « Les doubles hiérarchies, avec les rapports complexes qui les caractérisent, rapports horizontaux basés sur la structure du réel, rapports verticaux de hiérarchisation, se prêtent particulièrement à l’établissement d’analogies riches. La distinction entre double hiérarchie et analogie est profonde selon nous ; la première est basée sur une liaison du réel ; la seconde suggère la confrontation de relations situées dans des domaines différents. Mais on peut très souvent argumenter par analogie en répartissant les termes successifs d’une double hiérarchie, entre thème et phore. C’est ainsi que, la double hiérarchie concluant de la supériorité de Dieu sur les hommes à la supériorité de la justice divine sur la justice humaine, peut faire place à l’analogie selon laquelle la justice divine est par rapport à Dieu ce que la justice humaine est pour les hommes. Inversement, lorsque l’analogie développe deux longues hiérarchies appartenant l’une au phore, l’autre au thème, et que les deux domaines sont d’inégale valeur, l’analogie pourrait aisément faire place à une série de doubles hiérarchies. C’est le cas notamment lorsque Plotin tire, de l’ordre hiérarchique qui existe dans un cortège royal, des conclusions au sujet des réalités dépendant de l’Un et qui en sont plus on moins proches. »
P 508 : « Bien que l’analogie soit un raisonnement qui concerne des relations, celles qui existent à l’intérieur du phore et à l’intérieur du thème, ce qui fait qu’elle diffère profondément de la simple proportion mathématique c’est que la nature des termes, dans l’analogie, n’est jamais indifférente. Il s’établit, en effet, entre A et C, entre B et D, grâce à l’analogie même, un rapprochement qui conduit à une interaction, et notamment à la valorisation, ou la dévalorisation, des termes du thème. »
Effets de l’analogie
P 512 : « L’interaction entre thème et phore, qui résulte de l’analogie, – l’action sur le thème étant la plus marquée, mais l’action inverse n’étant nullement négligeable, se manifeste de deux façons, par la structuration et par les transferts de valeur qui en dérivent : transferts de la valeur du phore au thème et réciproquement, transfert de la valeur relative des deux termes du phore à la valeur relative des deux termes du thème »
Comment on utilise l’analogie
P 517 : « Les analogies jouent un rôle important dans l’invention et l’argumentation à cause essentiellement des développements des prolongements qu’elles favorisent : à partir du phore, elles per mettent de structurer le thème, qu’elles situent dans un cadre conceptuel. »
P 518 : « En tous domaines le développement d’une analogie est normal, et cela dans toute la mesure oh l’on en a besoin et où rien ne s’y oppose. Comme le dit très justement Richards, il n’y a pas de totalité à une analogie, nous pouvons en user autant que de besoin, au risque de la voir s’écrouler.
C’est dans les développements de l’analogie que son rôle d’invention et son rôle de preuve se séparent : alors que, en se plaçant au premier point de vue, rien n’empêche de prolonger une analogie aussi loin que possible, pour voir ce que cela donnera, au point de vue de sa valeur probante, elle doit être maintenue dans des limites que l’on ne saurait dépasser sans dommage, si l’on désire renforcer une conviction. Développer une analogie, c’est parfois confirmer sa validité ; c’est aussi s’exposer aux coups de l’interlocuteur.
P 524 : « On voit que l’acceptation ou le rejet de l’analogie paraissent décisifs, comme si un ensemble de conclusions y était nécessairement lié, comme si, résumant ce qu’il y a d’essentiel dans le thème, elle imposait de façon contraignante une manière de le penser.
Certaines époques, certaines tendances philosophiques manifestent des préférences dans le choix
du phore. Alors que les analogies spatiales avaient la faveur de la pensée classique, la nôtre préfère
des phores plus dynamiques. Le bergsonisme se caractérise par le choix de phores empruntés à ce
qui est liquide, fluide, mouvant, tandis que la pensée des adversaires est décrite par des phores
solides et statiques. Richards a constaté très justement que les métaphores auxquelles une
philosophie renonce, dirigent la pensée tout autant que celles qui sont adoptées ; en effet, la
pensée peut s’organiser en fonction de ce rejet. »
P 524-525 : « On sait que le cours du temps a été rendu au moyen d’analogies spatiales, mais leur choix est fort divers et plein d’enseignements : parfois le phore utilisé est le tracé d’une ligne indéfiniment prolongée, parfois c’est un fleuve qui s’écoule, parfois les événements passent comme un cortège devant un spectateur, parfois ils émergent de l’obscurité, comme une rangée de maisons éclairées successivement par le phare d’un policier, parfois la course du temps est celle d’une aiguille sur un disque de gramophone, parfois c’est une route dont on peut percevoir simultanément des fragments d’autant plus étendus que l’on jouit d’un point de vue plus dégagé : chaque phore insiste sur d’autres aspects du thème et prête à d’autres développements (3). C’est pourquoi la compréhension d’une analogie est le plus souvent incomplète si l’on ne tient pas compte des analogies anciennes que la nouvelle amende ou remplace. »
P 526 : « Les analogies multiples, au lieu d’être indépendantes, peuvent se soutenir mutuellement. »
Cf : les fractions camembert et rectangles
Goethe Les affinités électives
§ 86. Le statut de l’analogie
P 528 : « Le dépassement de l’analogie sera parfois simplement suggéré. Mais souvent il sera explicite, voire motivé, justifié.
Le premier effort pour dépasser l’analogie, pour rapprocher le thème du phore vise à établir entre eux un rapport de participation : le phore est présenté comme symbole, comme figure, comme mythe, réalités dont l’existence même dérive de leur participation au thème qu’ils doivent permettre de mieux appréhender.
[…]
Ainsi ce n’est pas seulement la mathématique, c’est la science entière qui, sans que nous songions à le remarquer, est un miroir symbolique des vérités surnaturelles.
P 532 : « L’analogie peut aussi être exclue de par les conditions du raisonnement. […]
D’une manière générale, le dépassement de l’analogie tend à présenter celle-ci comme le résultat d’une découverte, observation de ce qui existe, plutôt que comme le produit d’une création originale de structuration. »
La métaphore
P 534-535 : « Dans la tradition des maîtres de rhétorique, la métaphore est un trope, c’est-à-dire « un heureux changement de signification d’un mot ou d’une locution » (Quintilien, Vol. III, liv. VIII, chap. Vl, 9 1 ; ei. Volkmann, Rhetorik, der Griechen und Römer, p. 40. ) ; elle serait même le trope par excellence (Dumarsais, Des Tropes, pp. 167-168.). Par la métaphore, nous dit Dumarsais, « on transporte, pour ainsi dire, la signification propre d’un nom à une autre signification, qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit »
P 535 : « Nous ne pourrions mieux, en ce moment, décrire la métaphore qu’en la concevant, tout au moins en ce qui concerne l’argumentation, comme une analogie condensée, résultant de la fusion d’un élément du phore avec un élément du thème.
P 540 : « Toute analogie – hors celles qui se présentent dans des formes rigides, telles l’allégorie, la parabole – devient spontanément métaphore. C’est même l’absence de fusion qui nous obligerait à voir dans l’allégorie, dans la parabole, des formes conventionnelles où la fusion est, par tradition, systématiquement refusée. Loin que l’allégorie soit une métaphore, nous aurions en elle une double chaîne se déroulant avec un minimum de contacts. Il y a dans l’analogie, par son prolongement même, une action qui tend à la fusion. Cette action suppose un déroulement dans le
temps, qu’ une représentation non discursive est généralement incapable de rendre. C’est pourquoi la peinture, par son caractère non-temporel, doit, soit exprimer uniquement le phore d’une allégorie, qui restera toujours indépendant du thème, soit passer immédiatement à la métaphore au moyen de la fusion métaphorique. On aboutira à la création d’êtres bizarres : pour parler de l’univers en termes humains, on représentera un homme affublé d’une tête en forme de globe. Les dessinateurs satiriques utilisent souvent cette fusion métaphorique. »
P 541 : « Elle se prête aussi à un usage assez particulier, qui se confond avec celui que nous avons reconnu à l’hyperbole. Dire d’un coureur à pied qu’il fait du 120 à l’heure, est-ce métaphore ou hyperbole ? L’expression agit peut-être par la sommation des deux procédés ? Grâce à la métaphore, l’intrusion d’un nouveau domaine concourrait au dépassement hyperbolique.
Les expressions à sens métaphorique ou métaphores endormies
P 542-543 : « Un danger des métaphores, c’est leur usure. La métaphore n’est plus perçue comme fusion, comme accolement de termes empruntés à des domaines différents, mais comme application d’un vocable à ce qu’il désigne normalement : la métaphore, d’agissante est devenue « endormie », caractère qui marque mieux que d’autres adjectifs (méconnue, oubliée, fanée) que cet état peut n’être que transitoire, que ces métaphores peuvent être réveillées et redevenir agissantes. »
Cf identités remarquables
P 543 : « Il nous semble, quant à nous, que leur valeur dans l’argumentation est surtout éminente à cause de la grande force persuasive que possèdent ces métaphores ; endormies quand, à l’aide de l’une ou l’autre technique, elles sont remises en action. Cette force résulte de ce qu’elles empruntent leurs effets à un matériel analogique, aisément admis, car il est non seulement connu, mais intégré, par le langage, dans la tradition culturelle. »